Les Règles du savoir-vivre : Note d'intention



Le texte de Jean-Luc Lagarce Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne est un objet théâtral difficilement identifiable. Il n’y a ni action, ni lieu ni temps définis, et le personnage lui-même est indéfini. Il s’agit simplement d’une dame, « La Dame », exposant les règles à suivre en toutes circonstances, de la naissance à la mort, pour savoir comment réagir et répondre avec efficacité aux difficultés inhérentes à l’existence.
Le point de départ de notre travail a été de respecter cette situation extrêmement simple d’une dame s’adressant à un public, transformant les spectateurs réels en auditeurs d’une leçon de savoir-vivre. Seuls cette adresse au public et ce lien avec les spectateurs permettent au texte de fonctionner : dès que l’on insert un prétexte imaginaire, une situation dramatique, et que l’on rompt cette relation directe, ici et maintenant, avec le public, le texte ne porte et ne parle plus.
Le second axe de notre travail a été de retrouver le texte source dont Lagarce s’est inspiré, à savoir le manuel de la Baronne Staffe Usages du monde. Lagarce n’a fait qu’insérer quelques mots ou formules dans le texte original, changeant du tout au tout l’esprit de ce qui est raconté, et faisant apparaître ce qui n’est qu’en puissance dans le texte original : un regard ironique et cynique sur le monde et l’existence. Les conventions sociales, l’amour, la fidélité, l’amitié, la religion se trouvent ici intégralement désacralisées, réduits à des transactions financières et des négociations. Derrière l’éclat des grandes cérémonies (baptême, fiançailles, mariage, noces d’argent, etc.) règnent l’égoïsme, la solitude et l’abandon.
Ce qui a particulièrement nourri notre travail sur le personnage du spectacle est l’histoire même de cette Baronne Staffe, Blanche Soyer de son vrai nom, modeste célibataire élevée par ses tantes, cloîtrée dans son pavillon de Savigny-sur-Orge.
A travers les propos tenus par la Dame lors de sa « conférence », se dessine progressivement l’histoire de celle-ci. Sans jamais rien imposer, nous avons voulu faire apparaître quelques éléments de la biographie de cette étrange personne qui décrit et invente toutes ces règles. Elle vit dans le fantasme, se projetant dans un monde à la fois réel et imaginaire, vivant par procuration ce qu’elle raconte. Ainsi laissons-nous poindre progressivement, et toujours fugitivement, les fragilités de cette dame, au départ sûre d’elle et péremptoire, mais qui peut-être, sans doute, ne connaît ni le monde, ni les hommes, ni l’amour. Il était toutefois important de rester dans la suggestion afin de laisser libre l’imagination du spectateur, conduit à deviner ce que peut bien être la vie de cette dame qui maîtrise si bien les règles et les difficultés de l’existence.
Faire jouer ce rôle par un homme contribue encore à introduire de l’ambiguïté dans le personnage. Sur scène, on ne voit ni tout à fait une femme, ni un homme travesti en femme, mais un être étrange, qui se situe d’emblée dans une forme de transgression des genres, alors même qu’il ne parle que de règles et de normes.
Enfin, nous avons voulu faire entendre tout l’humour, les réflexions aux deuxième et troisième degrés, l’ironie, la cruauté que contiennent les propos de notre Dame. Derrière chaque détour de phrase sont dissimulées de véritables bombes que la Dame livre à son public, l’air de rien. Dire des choses épouvantables avec sourire, légèreté, jubilation, avec le plaisir d’être là et de partager ce moment avec le public, telles semblent être la motivation et la satisfaction de ce personnage. Car si le rire domine, c’est bien, ultimement, un texte ravageur et terrible qui nous est donné à entendre.
François Thomas